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HENRY  DUNANT  GUSTAVE  MOYNIER
1910-2010

  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  
  

 

UNE VIE ERRANTE D’HOMME CROIX-ROUGE
ANDRÉ DURAND, 1912-2008

par François Bugnion


Quelle carrière exceptionnelle de courage, de persévérance et de dévouement au service du Comité international de la Croix-Rouge, de la Croix-Rouge tout entière et de l’idéal humanitaire que celle de notre ancien collègue André Durand, qui s’est éteint le 7 mars dernier à 96 ans.

Né à Neuilly-sur-Seine, près de Paris, le 13 novembre 1912 dans une famille originaire de Colombier (Vaud), André Durand perdit très tôt ses parents, sa mère alors qu’il n’avait que trois ans et son père lorsqu’il en avait dix-sept. Il a été élevé dans des internats protestants, notamment à Saintes, en Charente, où il reçut une solide éducation classique et scientifique. Il gardera toute sa vie un profond attachement à la foi de son enfance.

Après des études de mathématiques à Genève, il entre au service du CICR en mai 1942, au pire moment de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Allemagne nazie et ses alliés semblent triompher sur tous les fronts ; il est affecté au service de l’Agence centrale des prisonniers de guerre qui s’occupe des cas les plus difficiles, le service des « Civils internés divers », qui s’efforce de suivre le sort des apatrides et des victimes des persécutions nazies. Après la guerre, il est transféré au Secrétariat central et sert brièvement comme délégué en France, où il visite des prisonniers de guerre allemands.

Le 28 juin 1948, il part pour la Terre Sainte, où le CICR s’efforce de secourir les victimes du premier conflit israélo-arabe. Moins de trois semaines après son arrivée, alors que débute, le 17 juin, la seconde trêve conclue sous les auspices du Médiateur des Nations unies pour la Palestine, le Haut commandement arabe lui demande d’aller relever des blessés tombés entre les lignes, dans un secteur miné, au nord de Jérusalem. Tandis qu’il s’avance dans le no-man’s land, le feu reprend et André Durand est grièvement blessé. Malgré les soins qui lui sont prodigués, il devra être amputé du bras droit. Lui qui était droitier devra réapprendre à vivre avec sa seule main gauche.

Ce terrible accident ne l’empêchera pas, après quelques semaines de convalescence, de reprendre son poste au sein de la délégation en Palestine, à laquelle il restera attaché jusqu’en juin 1949.

Après un nouveau passage au siège, il part pour Hong-Kong en mai 1951. Il passera les vingt années suivantes en Asie, comme délégué en Indochine, puis comme chef de la mission spéciale du CICR au Japon et, enfin, de 1962 à 1970, en qualité de délégué général pour l’Asie.

Comme délégué général, il a tenu à vivre dans « sa zone ». Il n’avait pas de bureau à Genève, mais tout au plus un pied-à-terre à Saïgon, puis à Phnom Penh, d’où il rayonnait vers l’Inde, le Japon, la Corée, l’Indonésie, Ceylan, la Nouvelle-Guinée, partout où le choc des armes se faisait entendre, menant ce que l’un de ses collègues a appelé « une vie errante d’homme Croix-Rouge ». Alors que le CICR est contraint, par manque de ressources, de fermer la plupart de ses délégations, il est presque le seul représentant de l’institution en Asie. Ne disposant ni d’équipes nombreuses ni d’aucun budget qui aurait autorisé de grandes actions de secours, se laissant guider par son idéal et par son intérêt pour des civilisations qui avaient atteint bien avant l’Europe un haut degré de raffinement, il sait créer la confiance dans des pays où l’on n’avait jusque là guère entendu parler de la Croix-Rouge et moins encore du CICR. Ayant eu le privilège de représenter le CICR en 1979 au Cambodge, j’ai été frappé par la déférence avec laquelle la présidente de la Croix-Rouge cambodgienne, qui avait miraculeusement survécu au génocide, évoquait son nom et le souvenir de son action.

La multiplicité des conflits qui déchiraient le continent asiatique ne l’empêchait pas d’analyser les différentes situations avec une sûreté de jugement que ses collègues ont relevée. Là où le CICR enverrait aujourd’hui des équipes de plusieurs délégués pour procéder à des évaluations, « il avait ce talent rare d’embrasser d’un seul regard la situation la plus complexe » relevait un ancien directeur du CICR. Ses rapports de mission et les nombreuses notes qu’il a rédigées témoignent de cette capacité d’analyse. Ainsi, il a très tôt compris l’impasse dans laquelle les Etats-Unis s’étaient engagés du fait de leur intervention au Vietnam et a d’emblée mesuré les répercussions humanitaires désastreuses que ce conflit ne manquerait pas d’engendrer.

Homme de terrain, il ne craignait pas de sortir des capitales et des sentiers battus pour aller à la rencontre des victimes, fût-ce dans les endroits les plus reculés. Il a ainsi donné une nouvelle preuve de son courage et de son dévouement en cheminant plusieurs jours dans la forêt laotienne afin de rencontrer, dans un endroit tenu secret et pratiquement inaccessible, quatre aviateurs américains au pouvoir du Pathet Lao. Parvenu sur place, ceux qui détenaient ces prisonniers exigèrent de pouvoir enregistrer l’entretien que le délégué aurait avec eux. André Durand eut le cran de refuser. Son courage fut récompensé. Huit jours plus tard, il sera autorisé à revenir et à s’entretenir librement avec les captifs. Sauf erreur de ma part, c’est la seule fois où le CICR eut accès à des prisonniers américains au pouvoir du Nord-Vietnam ou de ses alliés communistes laotiens ou cambodgiens. En Nouvelle-Guinée, André Durand n’a pas craint d’aller rechercher des prisonniers tombés entre les mains de tribus isolées dont on ignorait presque tout, hormis qu’elles avaient une fâcheuse réputation de coupeurs de têtes.

Les archives du CICR ont conservé une copie du télégramme du 8 décembre 1961, par lequel le Secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Dean Rusk, a salué la mission d’André Durand au Laos : « Please convey our deep appreciation and that of the United States to Mr. Durand for his outstanding performance in view of great difficulties. He deserves highest commendation for tenacity and dedication far beyond that called for under the circumstances ».

A quoi fait écho la letter que l’ambassadeur des Etats-Unis à Vientiane lui adressa le 11 décembre 1961 : «< Your dedication in this effort has been above and beyond the call of duty and merits the warmest praise ».

André Durand rentrait régulièrement à Genève pour faire rapport à ses supérieurs, au Conseil et à l’Assemblée. S’il a toujours témoigné de la déférence due aux organes faîtiers de l’institution, il n’a jamais craint d’alerter celle-ci sur des évolutions dont, à Genève, on ne mesurait pas la gravité ; il n’a pas craint non plus de mettre le doigt sur d’éventuelles divergences de vues.

En définitive, ces divergences ont eu raison de sa mission. En été 1970, le CICR met abruptement fin à son mandat de délégué général, dans des circonstances qu’il ressentira comme une blessure douloureuse.

Rétrospectivement, on ne peut s’empêcher de penser que le CICR eût été mieux avisé de tenir davantage compte des analyses et des avis de son délégué général, qui apportait à Genève les échos du terrain et la voix des victimes.

Malgré cette blessure, André Durand n’a pas hésité à se tourner vers une nouvelle carrière en mettant sa plume au service de l’histoire du CICR. De 1970 à 1977, il a rédigé le second volume de l’histoire du CICR, De Sarajevo à Hiroshima, publié en 1978 par l’Institut Henry-Dunant et traduit en anglais et en espagnol. Poursuivant l’œuvre du regretté Pierre Boissier, il a relaté le développement de l’action du CICR à travers deux guerres mondiales, la guerre d’Éthiopie, la guerre d’Espagne et bien d’autres conflits, en relevant aussi bien les succès remportés par l’institution que les échecs subis. L’ouvrage est écrit dans un style sobre et nerveux, sans fioritures et sans mots inutiles, mais avec l’élégance du classique qu’il était. « [...] rentré à Genève, ce délégué s’est transformé en écrivain, reprenant la plume tombée de la main de Pierre Boissier », écrivait son collègue Jean-Pierre Maunoir.

Bien que n’étant pas de la même génération, nous partagions le même intérêt pour l’histoire et, notamment, pour celle du CICR.

Alors que je travaillais à ma thèse de doctorat, nous nous sommes fréquemment retrouvés aux archives ou à la bibliothèque du CICR, où il conduisait ses recherches. Il n’était pas rare qu’il m’invite à son bureau pour me consulter sur l’interprétation de tel ou tel document et j’ai, à chaque fois, été frappé par sa grande rigueur intellectuelle – sans doute un héritage de sa formation de mathématicien –, par son souci de toujours remonter aux documents de première main, par sa probité et par la finesse de ses analyses.

Formellement, l’heure de la retraite a sonné pour André Durand en décembre 1977, mais, de fait, sa vocation d’écrivain ne l’a pas lâché. Il a publié une série d’articles de qualité portant sur la fondation de la Croix-Rouge, sur la genèse des Principes fondamentaux de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, et sur le thème de la paix.

Il était aussi un conférencier hors pair, formé à l’ancienne école. Jamais je n’oublierai l’exposé qu’il a donné le 4 mai 1985, au palais de l’Athénée, dans le cadre du Colloque Henry Dunant. Il avait choisi de traiter un thème difficile et qui lui tenait particulièrement à cœur : l’évolution de l’idée de paix dans la pensée de Dunant. Cette question rejoignait ses propres préoccupations quant aux limites de l’action humanitaire et quant à l’engagement en faveur de la paix. Il était parvenu à retracer avec une clarté remarquable l’évolution de la pensée de Dunant qui, partant d’un engagement humanitaire – l’amélioration du sort des militaires blessés sur le champ de bataille – en était venu à s’attaquer aux racines de la guerre en dénonçant le nationalisme, l’esprit de conquête et la course aux armements.

Cette conférence était aussi mémorable pour la façon dont il l’avait donnée : il parlait sans note, sa main gauche posée à plat sur la table, fixant son auditoire droit dans les yeux, suivant avec précision le plan qu’il avait à l’esprit, s’exprimant avec éloquence mais sans emphase, sans reprise ni hésitation, mais sans donner non plus l’impression qu’il restituait un texte qu’il aurait appris par cœur. Bref, un moment inoubliable.

Sur le tard, il s’est encore lancé dans un ambitieux projet : rédiger une biographie de Gustave Moynier. Il avait en effet le sentiment que l’histoire n’avait pas rendu justice à l’ancien président du CICR, de 1864 à 1910. Il a conduit des recherches étendues et rédigé un manuscrit qui est une mine de renseignements.

Malheureusement, son âge et sa vue qui baissait l’ont trahi. Doutant que ses forces lui permettent de mener à chef ce projet de longue haleine, il a confié son manuscrit à Jean de Senarclens, qu’il a autorisé à en disposer. M. de Senarclens a retravaillé et résumé le manuscrit d’André Durand avant de le publier.

Le manuscrit intégral de cet important ouvrage est conservé aux archives du CICR et André Durand en a heureusement publié quelques chapitres sous forme d’articles.[1]

Ecrivain, homme de culture, amateur de musique et des beaux arts, André Durand a également laissé deux recueils de poèmes aux titres énigmatiques : Le miroir d’Amaterasu et Poème de l’ambiguïté et de la connaissance.

L’âge et sa vue déclinante n’ont pas empêché André Durand de se lancer dans de nouveaux projets. L’automne dernier, nous étions encore associés, avec d’autres historiens, dans le cadre de la préparation d’un colloque destiné à commémorer, en octobre 2010, le centenaire des décès presque simultanés d’Henry Dunant et de Gustave Moynier. Ce colloque vise à réconcilier la mémoire posthume des deux pères fondateurs autour du thème qu’André Durand avait proposé : « Vies parallèles ».

Le CICR a tenu à honorer l’engagement remarquable de ce délégué en lui conférant, en 1962, sa médaille d’argent. En 1968, la Croix-Rouge du Japon l’a honoré de sa médaille d’or (Golden Order of Merit and Special Membership Medal). Enfin, en novembre 2003, la Commission permanente de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge lui a conféré la Médaille Henry Dunant, la plus haute distinction du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant- Rouge.

Il n’est pas exagéré de dire que lorsqu’un délégué est en mission, c’est en quelque sorte toute l’institution qu’on juge à travers lui. Or vous avez représenté partout le Comité avec une distinction, un courage et un dévouement qui lui font le plus grand honneur » écrivait en mars 1962 le président Léopold Boissier.

André Durand nous a quittés le 7 mars 2008, mais nul doute que son engagement de toute une vie au service du CICR et des victimes de la guerre, à travers ses missions sur le terrain et ses travaux de plume,[2] laissera une marque profonde sur l’institution. Nul doute aussi que cette vie exemplaire servira d’inspiration et de modèle pour celles et ceux qui sont appelés à prendre la relève.


[1]  Les cahiers du centenaire reproduisent régulièrement des parties de cette biographie inédite ; par exemple, « Gustave Moynier, retour à Ge­nève et recherche d’une vocation », dans le présent numéro, pages 2-12.

[2]  La bibliographie des principales publications et des recueils de poésies d’André Durand est disponible sur le site internet de l’Association Henry Dunant  Gustave Moynier : 1910-2010 : www.dunant-moynier.org

 
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